Héloïse et Fortuné venaient d’arriver sur le chantier, que les premiers rayons d’un froid soleil commençaient à peine à éclairer. L’entrée était surveillée par des agents de sécurité de la Compagnie qui avaient reçu comme consigne de ne faire pénétrer aucun ouvrier.

Pereire et Clapeyron étaient déjà à pied d’œuvre, ainsi que Théodore et une douzaine d’hommes en civil, des agents de la Préfecture de police. Ils parlaient ensemble devant le bureau-baraque lorsqu’ils aperçurent les deux jeunes gens. Pereire les invita tous à boire un café à l’intérieur.
– Nous venons de renforcer toutes les palissades qui surplombent le chantier sur une longueur de deux cents mètres de part et d’autre du tunnel, dit-il d’un air beaucoup plus sérieux et inquiet que la veille. Vos amis ne devraient pas tarder et je vais disposer dans peu de temps d’une équipe supplémentaire d’une vingtaine de personnes en qui j’ai toute confiance. Dès que nous sommes prêts, nous pouvons reprendre nos investigations.
Chétif et Lebras arrivèrent à temps pour avaler un café. Champoiseau et François apparurent alors que les recherches avaient repris avec les renforts promis par Pereire. Fortuné n’avait pas osé dire hier au vieil homme qu’étant donné sa mauvaise vue, il n’était pas indispensable à leurs côtés aujourd’hui. Mais, qui sait, l’odorat d’Hugo serait peut-être précieux.
Ils s’étaient divisés en vingt groupes de deux personnes, répartis dans le tunnel et sur une distance de cent cinquante mètres de part et d’autre, chacun armé d’un crochet pour creuser ou retourner les pierres. Des échelles avaient été disposées en de nombreux points. Les consignes étaient de fouiller le sol, les remblais et les murs du tunnel jusqu’à une hauteur de trois mètres, en quête d’un objet explosif ou d’une simple mèche, enterré ou caché dans une paroi. Ils n’oublièrent pas, bien sûr, de retourner de fond en comble la baraque-bureau de Pereire.
Pendant la nuit, Fortuné avait continué de réfléchir à l’endroit ou au mécanisme capable d’abriter un engin mortel, mais sans succès. Il lui semblait vaguement que la discussion avec Pereire avait fait germer une idée dans son esprit, mais elle s’était évanouie alors qu’il se trouvait dans un état de demi sommeil. Était-elle importante ? Referait-elle surface ? Il regrettait amèrement de ne pas s’être levé au milieu de la nuit pour la noter noir sur blanc.
Ses compagnons lui demandèrent si le dîner avec Pereire avait été agréable et il leur en fit un bref compte-rendu.

Satisfaits et épuisés d’avoir sillonné le chantier en tous sens pendant plus de sept heures sans rien trouver d’anormal, Fortuné et ses compagnons s’éloignèrent de son entrée peu avant six heures du soir. Ils ne tenaient pas spécialement à être présentés à Adolphe Thiers, mais ils voulaient tout de même assister de loin à la visite. Ils s’installèrent sur des grandes poutres en bas du remblais – le ventre vide car ils n’avaient pas pris le temps de déjeuner. Pas un souffle de vent ne se faisait sentir et sans les rayons du soleil, ils auraient été transis de froid.
Les agents de sécurité de la compagnie avaient été disposés à intervalles réguliers, ainsi que les hommes de la Préfecture, jusqu’à bien plus loin que le tunnel. Ils devaient entre autres choses veiller à ce que personne ne s’introduise sur le chantier en démontant une palissade.
Quelques minutes après six heures trente, deux grandes voitures grises accompagnées de policiers à cheval apparurent. La dizaine d’hommes qui en descendit fut accueillie par le directeur de la Compagnie du chemin de fer, ses ingénieurs et administrateurs. Tous firent vingt pas à l’intérieur et s’arrêtèrent plusieurs minutes pour écouter les explications de Pereire et contempler la profonde et large perspective du chantier qui filait en ligne droite jusqu’au-delà du futur tunnel. Ils se dirigèrent ensuite vers le petit bureau afin d’étudier les plans. Thiers, informé par la Préfecture des menaces qui pesaient sur sa venue, demanderait sûrement à Pereire si toutes les inquiétudes avaient pu être levées.
Fortuné tentait de se remémorer l’idée qui semblait lui être apparue fugitivement pendant la nuit. Il savait que cette pensée pouvait resurgir, mais pas tant qu’il focaliserait toute son attention sur elle. Il lui fallait laisser son esprit vagabonder autour, comme quand, la nuit, on distingue mieux un objet faiblement éclairé en en détachant son regard. Pourtant, la situation était urgente et chaque minute qui passait l’inquiétait de manière croissante.
Constatant son état de tension, Théodore lui dit :
– Nous avons fait tout ce qu’il fallait faire. Je ne vois pas d’où pourrait maintenant venir une quelconque agression. Soit Poisneuf s’est moqué de nous, soit nous avons sans le savoir empêché ses complices de nuire. Ils comptaient sans doute se dissimuler aujourd’hui parmi les ouvriers…
La délégation ressortait du bureau pour se diriger vers le tunnel. On distinguait bien, à sa tête, le petit Adolphe Thiers qui, binocle sur le nez et houppe dressée, parlait avec Pereire comme avec un vieil ami. François décrivit la scène à Champoiseau, qui pensa tout haut :
– Si la foudre du ciel pouvait tomber sur ce nabot, ce n’est pas moi que cela peinerait…
Fortuné sursauta :
– Qu’avez-vous dit, Pierre ? demanda-t-il aussitôt.
– Si la foudre du…
– Mon Dieu !
– … J’ai parlé de nabot, aussi…
Le morceau manquant du puzzle de la discussion d’hier soir avec Pereire venait de retrouver sa place ! C’était l’idée confuse apparue au milieu de la nuit. Il bégaya presque :
– C’est… c’est ce dont Pereire a parlé chez Tortoni, tu te souviens Héloïse ?… Vous… vous savez ce qu’est une congrève, Pierre ?
– Les congrèves ? Vous pensez bien ! Maniées avec habileté, elles sont d’une efficacité redoutable. Nos troupes s’en sont prises un certain nombre à Waterloo.
– Vite ! Il est peut-être déjà trop tard ! dit Fortuné en se précipitant vers le bureau vide de Pereire. Suivez-moi ! cria-t-il à Héloïse et ses compagnons.
À l’intérieur, il s’empara d’un plan au dos duquel il commença à dessiner frénétiquement en expliquant :
– Voilà : une congrève est une fusée de guerre inventée par Sir William Congreve. Elle ressemble à ça… Ce n’est en réalité qu’un tube posé sur deux pieds. La fusée, quant à elle, se compose d’une baguette de bois surmontée d’une charge propulsive surmontée à son tour d’un petit obus. Elle est insérée dans le tube avant d’être mise à feu. Pour mettre hors d’état de nuire un tel engin, rien de plus facile, il suffit de donner un coup de pied dans le tube. Maintenant, il faut fouiller le chantier beaucoup plus loin après le tunnel que ce que nous avons fait…
– À quelle distance une congrève peut-elle être lancée ? demanda François.
– Entre cinq cents et mille mètres, ou encore plus.
– Je sais où elle est ! dit François. Après le tunnel, à cinq cents mètres, je ne sais pas bien, il y a un gros tas de pierres et de planches. Sur ce tas, j’ai vu un grand tube avec deux pieds. Je me suis amusé à regarder dedans. Je n’ai pas compris à quoi il servait.
Fortuné avait déjà saisi sa canne-bâton et jailli hors du bureau quand il cria :
– François, Théo, suivez-moi !
Les autres se précipitèrent également dehors et comprirent immédiatement qu’ils ne pourraient pas suivre leurs trois compagnons qui étaient déjà loin. À leur grand étonnement, ils les virent se diriger non pas vers la délégation, mais à l’opposé, vers l’entrée du chantier.

Ils avaient tout prévu, pensa Fortuné, sauf l’imprévisible…, comme le 28 juillet 1835.
Il courait à toutes jambes vers les policiers à cheval, mais il n’était pas sûr d’y croire encore. À chaque foulée, ses côtes blessées ravivaient une douleur aiguë dans son côté, qu’il essayait de contenir en faisant pression avec sa main.
Il eut le sentiment d’avoir déjà vécu cette scène. La partie n’était-elle pas perdue ? Il s’attendait à tout moment à voir une fusée incendiaire déchirer le ciel parisien. Il repensa aussi aux expériences de tir que l’ingénieur qu’il avait rencontré il y a deux semaines à Port-Louis effectuait sur la plage de Gâvres. Tuer ainsi des gens à distance était l’acte le plus lâche qu’il pouvait imaginer.